Des chiffres et des morts

Quand le comptable d’une société suisse est retrouvé sauvagement assassiné dans son bureau début 2022, les enquêteurs ne tardent pas à lier ce dossier à un précédent. Ils sont alors loin d’imaginer l’affaire dans laquelle ils viennent de s’embarquer. Car, parfois, le compte n’est pas bon et provoque des dégâts. 

© Fabien Doulut

Six heures du matin le 21 mars 2002. Il fait encore nuit quand Nathalie* pénètre dans les locaux de la société GS Automation. La secrétaire est la première à pousser la porte de l’entreprise. Installée depuis six ans à Plan­ies-Ouates, dans la banlieue de Genève (Suisse), elle est spécialisée dans l’assemblage de composants pour des machines-outils. En passant devant le bureau du comptable, l’employée s’immobilise. Au fond de la pièce, son occupant gît au sol. Il repose sur le dos, au milieu d’une mare de sang. Autour de lui, rien n’a bougé. Mais la scène a été violente. L’.homme a le crâne défoncé, de nombreuses plaies défigurent son cou et une ins­cription barre son abdomen en lettres capitales. Après avoir relevé sa chemise, son meurtrier y a écrit «sale violeur» à l’encre indélébile. La victime s’appelle Jean-Raymond Blatti. Il avait 45 ans et travaillait pour GS Automation depuis seulement dix jours.

L’autopsie lève le voile sur l’horreur de ses derniers instants. Le comptable est mort d’un trau­matisme craniocérébral. Le médecin légiste recense plus de vingt blessures, infligées par trois armes différentes. À l’arrière de la tête, l’une a emporté un fragment de crâne. L’examen révèle un autre détail important : le corps ne présente aucune plaie de défense. Jean-Raymond Blatti connaissait donc son agresseur. Et dans son agenda laissé ouvert sur son bureau, un ren­dez-vous interpelle les enquêteurs. Le soir du meurtre, le comptable devait retrouver son fils de 19 ans. Cette première piste fait long feu. Des dizaines de témoins attestent de la présence du jeune homme à la caserne où il effectue son service militaire. L’.entourage de Jean-Raymond Blatti est sous le choc. C’était un homme discret, gentil et doux. Personne ne l’imagine en préda­teur sexuel. Les enquêteurs non plus n’y croient pas beaucoup. Ils flairent une combine d’ama­teur, qui vise à les tromper.

Quand ils interrogent le personnel de GS Automation, une information confirme leur intuition. Ce n’est pas la première fois qu’on s’en prend à un salarié de l’entreprise. Quatre mois plus tôt, le prédécesseur de Jean-Raymond Blatti a été laissé pour mort en bas de son immeuble à Ville-la-Grand, en Haute-Savoie, à quelques kilomètres de la frontière suisse. En ce matin de novembre 2001, Henri Kosa descendait dans son parking. Au bas des marches, un homme l’a violemment agressé et lui a volé son portefeuille. L’assaut a été soudain. Les coups ont été terribles. Conduit en urgence à l’hôpital, son pronos tic vital a été engagé. Henri Kosa s’est réveillé avec des séquelles irréversibles. Il a perdu un œil et l’hémisphère gauche de son cerveau a presque été détruit. Sa mémoire est endommagée. Il ne peut plus parler, ni lire, ni écrire. La seule chose que parvient à faire le comptable, c’est dessiner. Sur son carnet, il esquisse convulsivement le même personnage aux traits effrayants.

 © Fabien Doulut

LE TROISIÈME HOMME
Le meurtre de Jean-Raymond Blatti en Suisse et l’agres­sion d’Henri Kosa en France sont liés. Les enquêteurs en sont certains. Le mobile leur échappe encore, mais celui d’une affaire de mœurs ne tient plus la route. C’est bien GS Automation qui est visée. Pour éviter un nouveau drame, la police s’empresse de retrouver le troisième comptable de l’entreprise. À 31 ans, Denis Lemasson est employé par une société fiduciaire suisse qui sous-traite la comptabilité d’autres établissements. Il est au service de GS Automation depuis trois ans. C’est lui qui a suc­cessivement formé Blatti et Kosa.11 vit à trente kilomètres de la frontière, en Haute-Savoie, avec sa compagne et Clara*, leur fille de 5 ans. Sur son lieu de travail, les policiers accrochent un Lemasson inquiet. Il «flippe», leur dit-il, énigmatique. Il n’a pourtant rien à se reprocher. Le soir du meurtre, il devait échanger avec Jean-Raymond Blatti à propos des salaires du mois de mars. Manque de chance, il a dû rentrer plus tôt car Clara était malade. L’entretien n’a pas eu lieu. Il est resté chez lui où il a dîné, vu un film, puis s’est couché. Derrière son regard bleu clair et sous ses airs de jeune premier timide, Lemasson intrigue les enquêteurs. Impassible, il semble détaché de la situation. Mais les policiers n’ont rien à se mettre sous la dent. Le comptable étant français, il suf­firait qu’il regagne son domicile, de l’autre côté de la frontière, pour être hors d’atteinte. Le jour de son audition, une perquisition est organisée chez lui. Les agents envoyés sur place font la connaissance de Viviane, sa compagne. La jeune femme de 24 ans panique. Les enquêteurs sont à l’affût. Aucune pièce n’est écartée, pas même la voiture. Les murs de la salle de bains sont passés au Bluestar, ce produit chimique qui met en évidence les traces de sang ayant été nettoyées. C’est peine perdue. La maison ne livre aucun secret. Quant à Viviane, elle corrobore les déclarations de son conjoint. Celui-ci l’a retrouvée chez eux vers 18 h 30. Et n’en a plus bougé. Juste avant de quitter les lieux, les policiers ouvrent un der­nier placard. Sur une paire de chaus­sures, de minuscules taches brunes attirent leur attention. De l’autre côté de la frontière, la brigade criminelle passe la seconde. Denis Lemasson est placé en garde à vue dans les locaux du commissariat de Genève.

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