Le sang fait couler de l’encre

Les faits divers ont toujours fasciné. D’autant plus lorsqu’ils deviennent des affaires non résolues, où l’enquête n’a permis de retrouver ni corps de victime ni coupable. Entretien avec Lucie Jouvet-Legrand, socioanthropologue, pour tenter de comprendre cet engouement du public.

Pourquoi les faits divers en général et les affaires non résolues en particulier suscitent-ils tant d’intérêt ?

Le fait divers, c’est un peu comme la météo. Les gens peuvent en discuter et arriver à un consensus : « ce qui est arrivé à la victime est horrible », « le coupable est monstrueux »… En partageant une même version des faits, ces discours permettent de ne pas s’exposer, ils mettent tout le monde d’accord et créent du lien social. D’autres éléments viennent éclairer cet attrait qui n’est pas nouveau, il était déjà présent au XIXe siècle avec des titres comme Le Petit Journal, qui se vendait extrêmement bien grâce à ses nombreuses unes consacrées à des assassinats. Dominique Kalifa en a tiré un livre intitulé L’Encre et le Sang, qui montre cet intérêt déjà ancien pour les histoires criminelles. Pour aller dans son sens, on peut affirmer que le sang a toujours fait couler beaucoup d’encre. Le rapport à l’information aujourd’hui est plus immédiat et donne ce sentiment de fascination, mais il n’est pas plus important qu’avant.
De nombreuses enquêtes sociologiques se sont également penchées sur cette question. Pierre Bourdieu se plaignait de la place trop importante accordée aux faits divers en disant qu’ils faisaient diversion. Ces drames sont certes terribles, mais il y a des enjeux fondamentaux pour le citoyen qui se décident chaque jour au sein de l’Assemblée nationale. Ces questions ne sont pas, selon lui, toujours accessibles à tout le monde, contrairement aux faits divers, en tout cas, qui servent alors à remplir les journaux d’histoires sans impact sur le quotidien des gens.

L’affaire Gregory, la disparition d’Estelle Mouzin ou le meurtre d’Alexia Daval sont autant de drames qui tiennent en haleine les médias et le public. Pourquoi ces dossiers-là sont-ils si captivants ?Ces histoires que vous citez, mais d’autres aussi comme celle de Patrick Dils et du double meurtre de Montigny-lès-Metz, mettent en scène ou ont pour protagonistes des victimes qui vont marquer la mémoire collective et heurter l’opinion publique. Ce sont des « grandes victimes », comme dit Luc Boltanski, qui vont incarner une profonde sensation de révolte. Dans le cas du petit Gregory, histoire emblématique au plus haut point, nous sommes devant la figure d’un enfant. Or, l’enfant est devenu un être sacré depuis le XXe siècle, auquel il ne faut pas toucher. Il a toute la vie devant lui, sa valeur si on peut dire est encore plus forte aujourd’hui, même si les Français en font moins. Gregory avait 4 ans, rien ne peut justifier dans son comportement qu’il ait pu heurter une personne au point qu’elle lui donne la mort, ce qui va exacerber ce sentiment de révolte par rapport à ce meurtre ignoble. Une scène en particulier permet au public de se projeter dans cette histoire : celle d’avant son enlèvement. Le garçon jouait dans un bac à sable, tout le monde l’a fait, tout le monde peut s’identifier. Et quelques heures plus tard, vous avez une autre scène, macabre, celle du corps retrouvé sorti de la Vologne. Le contraste est absolument saisissant. On passe d’une tranche de vie ordinaire à une scène de crime en un instant, ce qui va frapper les esprits. Dans le cas d’Estelle Mouzin, même si elle est plus âgée, il y a aussi le fait que son corps n’a pas été retrouvé. Là, tous les fantasmes sont permis et l’imaginaire collectif peut être fortement attisé.

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