Fréquentant les yakuzas et les bas-fonds de son pays, le mangaka Shôhei Manabe s’intéresse, dans Ushujima, l’usurier et Kujô l’implacable, aux mal classés et à ceux dont on ne parle jamais.
Shôhei Manabe aime les gens et il a de la tendresse pour celles et ceux qui galèrent jusqu’à se retrouver plus bas que terre. Mais, plutôt que de signer des mangas lumineux plein d’humanité, l’auteur quinquagénaire préfère montrer les pires travers de ses concitoyens, comme pour les avertir qu’il vaut mieux marcher droit si on veut éviter de frayer avec les criminels et de devoir vendre son âme, son corps ou les deux, au diable. Qu’il habite le même quartier qu’Yoshiharu Tsuge, le maître du gegika -ce sous-genre qui a fait entrer le manga dans l’âge adulte dans les années 1970- est une coïncidence. Mais il partage avec son illustre prédécesseur, 85 ans cette année, ce goût pour les récits crus et réalistes (toute la bibliographie de Tsuge est disponible en France, notamment aux éditions Cornélius). Manabe pratique un manga éminemment social, où chaque histoire est une plongée sans filtre dans le Japon des caniveaux et de l’ombre. Il a ainsi réalisé un one-shot inédit en France autour d’un transporteur clandestin de cadavres.
Mais, pour mesurer son goût pour la fange et les zones dangereuses, il suffit de se saisir de n’importe quel tome de sa série phare, Ushujima, l’usurier de l’ombre. On y suit des paumés, travailleuses du sexe ou employés, retraités ou mères de famille qui, malgré leur point de départ distinct, arrivent dans la même impasse. Pour jouer, se droguer ou assouvir un autre penchant aussi peu avouable, ils ont besoin d’argent. Accros, dépendants, peu fiables, ils sont contraints de se tourner vers Ushujima, molosse à lunettes qui représente la dernière chance pour celles et ceux que les établissements bancaires refusent désormais d’aider. Ushujima a une officine qui a pignon sur rue -« Buy Buy Finance » – mais ce yamikin (littéralement « argent de l’ombre») pratique des prêts à taux prohibitifs et proches de l’illégalité.
Qu’importe, acculés, les débiteurs se pressent. Cette volonté de mettre un coup de projecteur sur un phénomène très présent au Japon, le surendettement, Manabe l’assume depuis le début. Au journaliste Stéphane Jarno de Télérama, il l’expliquait ainsi dans un article paru en 2020 : « j’ai commencé cette série en 2004, en partant du constat que dans la société japonaise, les classes sociales étaient de plus en plus marquées. Tout était joué dès la naissance. Pour les gens les plus modestes, les possibilités d’évoluer, de changer d’état ou de statut social se réduisaient comme peau de chagrin. L’époque était alors à »prolos un jour, prolos toujours ! » Et on trouvait toujours quelqu’un pour vous le rappeler ! En quinze ans, le phénomène ici n’a cessé de s’amplifier. j’ai eu envie de montrer ces gens sans porte de sortie. Je viens d’une famille qui n’est pas aisée, j’ai eu l’occasion de côtoyer dans ma vie des gens fragiles, en situation de faiblesse. »
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Alibi #14 : Petits meurtres en Asie
ALIBI Été Spécial Asie et manga noir